Se libérer du moi, selon Jack Kornfield
Grâce à la parution française du dernier livre de Jack Kornfield « Bouddha, mode d’emploi » et après sa présentation dans Psychologie & Méditation, nous pouvons examiner un point crucial de son approche. En tant que psychologue bouddhiste, Kornfield est amené à travailler avec des gens en souffrance selon l’éthique professionnelle des psychologues, mais aussi suivant les principes fondamentaux du dharma. Il se réfère notamment à l’Abhidharma, le texte ancien le plus complexe sur la nature de l’esprit. Et selon le Bouddha, le moi n’existe pas.
Voir au-delà du moi
Un article du célèbre magazine Time (2002) donne à sourire et à réfléchir : « Après plus d’un siècle de recherches, les scientifiques qui étudient le cerveau ont depuis longtemps conclu qu’on ne peut concevoir aucun endroit dans le cerveau physique où localiser le moi, et que ce dernier, tout simplement, n’existe pas. » C’est ce point qui retient particulièrement notre attention. L’au-delà de l’ego, comme je l’ai maintes fois évoqué dans ces pages, sera une clef de travail très féconde pour les psychologues du XXIe siècle. Jack Kornfield explique dans « Bouddha, mode d’emploi » : « Le fonctionnement de cette capacité centrale, que Freud appelle “ego”, est l’une des plus importantes définitions de la santé mentale dans la psychologie occidentale. (…) Le don de la psychologie bouddhiste est de nous conduire à l’étape suivante, de nous faire évoluer jusqu’à la capacité de voir au-delà du moi distinct. Le moi fonctionnel, même à son degré le plus sain, n’est pas qui nous sommes. Puis elle dissout l’identification et révèle l’ouverture joyeuse qui existe au-delà du moi. » Cette question est généralement mal comprise. Certaines réactions défensives le montrent, comme lors du colloque « Au-delà du moi, la liberté ? » du 27 novembre 2010, qui réunissait pour la première fois psychanalystes et enseignants de méditation pour une rencontre universitaire. En effet, dès que l’on parle de dépasser le moi la crainte surgit de tomber dans le non-moi, de se confondre avec les autres ou le monde, dans une sorte d’effondrement psychotique, la vacuité devenant alors synonyme de béance morte. C.G. Jung s’est lui-même beaucoup mépris à ce sujet, puisqu’il mettait en garde les Occidentaux contre les dangers de la méditation qui mène selon lui à la dissolution de l’identité, donc à la folie. Kornfield lève les ambiguïtés lorsqu’il invite à se fier à « l’ouverture joyeuse qui existe au-delà du moi. » Ce n’est pas un vide mortel mais bien une ouverture vivante qui se trouve au-delà, en deçà du moi, ou tout simplement sans aucune référence au moi.
Une illusion tenace
L’immense maître Dogen (1200-1253), qui ramena la méditation ch’an de la Chine jusqu’au Japon où elle devint le Zen, a dit : « Étudier la voie, c’est étudier le moi / Étudier le moi, c’est oublier le moi / Oublier le moi, c’est être éveillé par toutes les choses. » Le problème du moi, de l’ego, est donc une question qui se pose depuis les premiers temps du bouddhisme, et chaque fois qu’il pénètre dans un nouveau monde, comme ici au Japon. Mais en Inde dès les premiers temps de l’enseignement du Bouddha lui-même, il eut à faire face aux attaques des ‘éternalistes’, qui défendait le point de vue de l’atman, l’âme immortelle et individuelle. Ces délicates questions ont été traitées en Occident par la philosophie avec la pensée métaphysique et par la religion avec la pensée théologique. C’est pourquoi aussi nous voulons sans cesse rabattre le bouddhisme sur ces catégories connues. Cependant aujourd’hui, à l’ère de la science, une autre voie qui traite du problème du moi existe, c’est la psychologie. Et ici la confusion règne plus encore que dans les systèmes de pensée traditionnels qui avaient le mérite d’avoir été affinés pendant des siècles. La psychologie, en à peine plus d’un siècle, a pris le devant de la scène, puisque tout le monde se considère comme une personne, un moi, une conscience, un sujet etc. Cette identification conceptuelle a tellement pris racine, qu’il est très difficile d’entendre une autre voix, comme celle de la psychanalyse authentique. Le fait que réside au cœur de l’homme un inconscient, une dimension cachée et autre, plus vaste que le moi, devrait déjà faire réfléchir. L’ouverture vers la spiritualité et la notion de Soi développée par Jung également. Le combat incessant de Jacques Lacan contre l’ego-psychology anglo-saxonne, largement répandue désormais sous les formes les plus dévoyées dans toutes les thérapeutiques à la mode qui prétendent ramener l’individu dans une conformité à la norme sociale, est un exemple qui nous touche de près. Néanmoins même en France, et à quelques décennies près, cette vision s’estompe. L’illusion d’un moi séparé et autodéterminé par sa volonté reprend le dessus. Au fond, parler de l’ego, de ses problèmes et de ses émotions, n’est qu’une manière qu’a trouvée l’ego de se faire exister… L’incertitude, l’ouverture, la présence réelle du monde, le ratage et la perte, l’impossibilité de saisir son être propre, en un mot la liberté, tout cela est nié. La psychologie bouddhiste pourrait s’avérer une chance si elle ouvre à nouveau l’entente de l’être humain comme esprit (psyché) qui dépasse de loin sa conscience et son ego. C’est le pari de Jack Kornfield.
Une absence d’identification
Pour la psychologie bouddhiste selon Jack Kornfield, la non-identification est le garant de la paix authentique : « En l’absence d’identification, nous pouvons prendre soin de nous-mêmes et des autres, avec respect, tout en n’étant plus liés par les peurs et les illusions du sentiment étroit de nous-mêmes. » Ce que nous prenons pour un moi solide est provisoire, fictif, construit par une saisie temporaire à quelque partie de l’expérience. Le moi se solidifie lui-même, selon une image traditionnelle, comme de la glace flottant sur l’eau. La glace est en réalité faite de la même substance que l’eau, mais l’identification et la saisie solidifient l’eau en glace. De façon similaire, nous nous sentons séparés des autres et du monde, et souvent même de qui nous sommes réellement, en nous accrochant à une illusion. L’ego, certes, remplit une fonction organisatrice nécessaire. En psychologie occidentale, il a un fonctionnement sain dont il ne faut pas nier l’importance. Mais à terme, même ceux qui sont fragiles finiront par tirer bienfait de la liberté qui demeure au-delà de l’image de soi, au-delà de l’illusion d’un moi, nous rappelle Kornfield. En psychologie bouddhiste, le petit sentiment de soi dérive de l’illusion de séparation et nous subissons l’angoisse qu’elle crée. Bouddha mode d’emploi explique : « Quand nous libérons la saisie de notre propre image, il y a un énorme soulagement et le monde s’ouvre à nouveau à nous. » La psychologie bouddhiste appelle cela absence de soi ou non-soi, c’est ainsi, et ne devrait menacer quiconque. Il n’y pas de risque de disparaître soudain, sans identité, dans un trou noir. Kornfield dit lui-même « Quand je travaille avec les gens, la base de travail est la vacuité. » Son usage thérapeutique de la notion de vacuité est étonnante, « ce qui amène la liberté est de faire face à la racine même de cette souffrance, et de la fausse identité qui s’est construite autour d’elle, plonger droit en son cœur jusqu’à ce qu’elle retourne à sa véritable vacuité. » Accepter son chagrin en profondeur, sans le juger, reconnaître les situations de notre vie qui font mal, avec douceur, est un premier pas vers la guérison. La vacuité est, au niveau individuel, une libération des masques et des déguisements qui, de toute façon, nous vont mal. Quand l’identification au petit sentiment de soi diminue, seul demeure le cœur vaste qui est relié à toute chose. C’est pourquoi la compassion est traditionnellement inséparable de la vacuité. Jack Kornfield, avec bienveillance, veille pour nous le rappeler.
Nicolas D’Inca
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