L’homme est profondément bon et c’est même ce qui le rend heureux. Voilà ce que nous prouve – rapports scientifiques à l’appui – notre moine bouddhiste préféré dans son « Plaidoyer pour l’altruisme »..
Par Dorothée Werner
Non, l’homme n’est pas un loup pour l’homme. Oui, notre nature profonde est altruiste, et c’est ce qui nous permettra de faire face aux défis personnels, sociétaux et écologiques de notre temps. Voilà, simplifié à l’extrême, le message du nouveau livre de Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l’altruisme : la force de la bienveillance » (éd. Nil). Lorsqu’il arrive dans sa maison d’édition parisienne avec son habit de moine bouddhiste et son grand sourire, vous savez que la bonté humaine existe : elle se tient debout en face de vous et vous tend une main chaleureuse.
Le brillant étudiant en biologie, qui a plaqué à 26 ans l’Institut Pasteur pour aller méditer dans l’Himalaya, est devenu un homme solide et jovial. Jonglant avec un emploi du temps surchargé, le proche traducteur du dalaï-lama voyage dans le monde entier pour faire entendre son message, tout en dirigeant l’association humanitaire Karuna-Shechen *. Il émane de lui tant de bienveillance que l’on poserait bien sa tête sur son épaule en silence quelques minutes… Sauf qu’on a une interview à faire : rencontre avec un homme drôle et profond, aussi puissant que léger.
« La majorité du temps, nos actes sont plutôt bienveillants »
Elle. Neuf cents pages pour défendre une valeur aussi consensuelle que l’altruisme, n’est-ce pas un peu beaucoup ?
Matthieu Ricard. Oui, avant de me lancer dans ce travail, j’aurais pensé aussi que c’était enfoncer une porte ouverte. Mais, à ma grande surprise, j’ai compris que ce n’était pas une valeur aussi évidente pour tout le monde. J’ai donc dû travailler beaucoup plus que prévu ! J’ai été désorienté quand j’ai compris qu’une grande partie de l’histoire intellectuelle – la philosophie depuis Hobbes, la psychologie jusqu’aux années 50, etc. – dénie l’altruisme véritable, établissant le constat erroné d’une nature humaine essentiellement égoïste. Mais j’étais réconforté quand j’ai vu que, depuis, les scientifiques ont montré expérimentalement le contraire point par point. Il m’a fallu faire cette démonstration philosophiquement et scientifiquement, cette synthèse n’existait nulle part.
ELLE. Si on regarde ne serait-ce que l’histoire du XXe siècle, on peut effectivement douter de la bonté fondamentale de l’homme…
Matthieu Ricard. Bien sûr. Mon propos est aussi de dire qu’il ne suffit pas de dire que l’altruisme existe, mais qu’il peut se cultiver. Parce que, en effet, si on était tous totalement altruistes à chaque instant, le monde ne serait pas ce qu’il est. Notre altruisme est là, mais il faut le faciliter l’encourager, le nourrir, aussi bien chez l’individu que dans la société. Je voulais m’arrêter là dans ma démonstration, mais on allait me dire : « Vous rigolez ? Et les génocides, les crimes de masse, les psychopathes ? » Alors j’ai été obligé d’analyser les forces contraires et de décortiquer les mécanismes qui font que l’on en arrive parfois à de tels drames abominables.
ELLE. Ce qui ne change rien à votre analyse…
Matthieu Ricard. Non, parce que, la majorité du temps, nos actes sont plutôt bienveillants, régis par l’entraide et la convivialité. A la fin d’un vol en avion, on ne s’émerveille pas du fait que personne ne se soit bagarré. On s’y attend ! On sait intuitivement que c’est la norme de coopérer et de bien vivre ensemble.
ELLE. Vous parlez beaucoup de l’empathie… Mais on est bien obligé de se protéger un peu du malheur des autres, non ?
Matthieu Ricard. Parfois, on est touché par l’autre, au point d’être mal de son malheur. Si on est une infirmière très dévouée par exemple, c’est vite insupportable. A la suite de nombreuses expériences vérifiées par des IRM, on s’est rendu compte que l’empathie toute seule est comme un moteur électrique sans eau : elle vous brûle. Mais cette détresse empathique peut être soulagée par l’amour altruiste qui agit comme un baume, pour l’autre et pour soi-même.
ELLE. En clair, dans le métro, face à quelqu’un dont la grande détresse nous agresse, on ferme les yeux, on imagine qu’on le serre très fort dans nos bras, on souhaite que sa souffrance soit soulagée… et voilà ?
Matthieu Ricard. D’abord, vous vous sentirez beaucoup mieux, et puis qu’est-ce que ça coûte de le faire ?
ELLE. On peut quand même lui donner une petite pièce ?
Matthieu Ricard. J’allais le dire, bien sûr ! Est-ce qu’on ne peut pas se permettre de donner chaque jour quelques euros ? Des études très sérieuses ont montré que l’argent ne fait pas le bonheur sauf si on le donne !
« Les gens qui ont tendance à consommer beaucoup sont moins satisfaits de leur vie »
ELLE. Vous argumentez tout avec des chiffres et des études, c’est parfois déroutant, comme quand vous prouvez « scientifiquement » que l’on est plus heureux après un pique-nique avec des amis qu’après une journée dans un centre commercial. A-t-on besoin d’études pour savoir des choses qui relèvent du bon sens ?
Matthieu Ricard. Non, bien sûr ! Personnellement, si j’ai tout quitté pour vivre depuis quarante ans auprès de maîtres spirituels dans l’Himalaya, c’est parce que je suis convaincu que le plus important est d’essayer sincèrement de devenir un meilleur être humain jour après jour, c’est pour moi une évidence absolue ! Et, parfois, quand j’évoque ces études mesurant l’altruisme avec des Orientaux, ils me rétorquent : « Mais c’est tellement évident, tu parles à des enfants ! » Sauf que si j’avais fait le même livre sans la moindre argumentation ni preuve scientifique, on aurait dit : « Le moine bouddhiste, il rêve dans son Himalaya, il nous raconte des balivernes, qu’il vienne ici, qu’il descende de son ermitage, et on verra ! »
ELLE. Parce que vous vous attaquez frontalement à un certain nombre d’idées reçues…
Matthieu Ricard. Oui. Pour affirmer que la violence décline globalement depuis trois siècles, il faut le démontrer. Dire que l’homme a une répugnance à tuer ne suffit pas, il faut le prouver. Alors qu’on pense le contraire, il faut démontrer que les guerres n’ont pas toujours existé ou que les enfants sont spontanément altruistes, c’est très important. Je justifie chacune de mes affirmations en m’appuyant sur les travaux de nombreux spécialistes, que j’ai rencontrés pour la plupart. Cela me donne confiance dans la validité de mon travail, dans une époque où chacun peut affirmer tout et n’importe quoi.
ELLE. Pourquoi avons-nous tant de mal à être heureux ?
Matthieu Ricard. Le problème de fond est celui du discernement : qu’est-ce qui va vraiment me rendre satisfait ? Souvent, on va chercher le bonheur là où il ne se trouve pas, on court vers les causes de la souffrance. C’est ici que l’éducation, la culture, la réflexion, la lecture nous aident.
ELLE. Vous fustigez la société de consommation…
Matthieu Ricard. C’est évidemment un piège ! On sait maintenant que les gens qui ont tendance à consommer beaucoup sont moins satisfaits de leur vie, ont moins d’amis, sont en moins bonne santé et sont davantage obsédés par la mort… En visant une simplicité heureuse, on vivrait mieux.
ELLE. Fin du shopping ?
Matthieu Ricard. Non ! L’idée n’est pas de se priver de glace à la fraise si ça nous fait du bien, ce serait absurde. Mais imaginez que vous êtes en montagne avec un sac à dos très lourd. Au bout de deux jours de marche, vous ouvrez votre sac : il y a des choses indispensables, comme la nourriture, mais quelqu’un vous a fait une blague en ajoutant trois grosses pierres. Vous les jetez. Ce n’est pas une privation, c’est une libération ! L’oiseau qui sort de sa cage, il ne se prive pas de sa cage, il s’en libère ! Outre les conditions extérieures (misère, maladie, grand malheur), la qualité de la vie et le sentiment de plénitude dépendent d’une condition intérieure. Et puis il ne faut pas oublier que c’est à notre esprit que nous avons affaire du matin au soir, et qu’il peut être notre meilleur ami ou notre pire ennemi. Si on ne s’occupe pas de ce gamin capricieux, on aura des problèmes, c’est presque garanti ! Il faut quand même passer un peu de temps pour s’occuper de la façon dont il fonctionne. Comprendre les mécanismes du bonheur et de la souffrance, ça devrait être le b.a.-ba de l’existence humaine !
« J’ai été sidéré de lire des affirmations très tranchées sur l’égoïsme fondamental de l’homme »
ELLE. Pour autant, vous vilipendez la psychanalyse, qui est pourtant une des manières de s’occuper de cela. Reprenant certains arguments de Michel Onfray, vous dites que Freud s’est trompé sur toute la ligne…
Matthieu Ricard. Je ne vilipende personne. Je cite Freud, Jung, Lacan… Dans cette enquête sur l’altruisme, j’ai voulu, parmi beaucoup d’autres choses, me pencher sur ce qu’en disait la psychanalyse. J’ai été sidéré de lire des affirmations très tranchées sur l’égoïsme fondamental de l’homme, tant elles sont erronées sur le plan scientifique ! Pour l’exploration de soi, on a tout de même mieux dans l’histoire de l’humanité que des hypothèses extravagantes et scientifiquement infondées !
ELLE. Vous expliquez qu’il y a une bonne et une mauvaise estime de soi ?
Matthieu Ricard. Oui. La mauvaise est celle qui est promue de manière presque fanatique aux Etats-Unis : chaque petite fille est une princesse, chaque petit garçon est le meilleur, unique au monde. On donne un « prix de bonne participation » même au dernier qui n’a fait aucun effort, selon l’idée qu’il faut augmenter l’estime de soi par tous les moyens. Or, toutes les études montrent que cela donne surtout des gens extrêmement désagréables, narcissiques et égoïstes.
ELLE. Qu’est-ce que la bonne estime de soi alors ?
Matthieu Ricard. C’est ce qu’on appelle aussi l’auto-compassion, le fait de se vouloir du bien, fondamentalement. Elle vise à reconnaître que nous cherchons tous à souffrir moins, même si on ne sait pas comment s’y prendre. Elle permet de se dire « je ne suis pas parfait, j’ai connu des échecs comme tout le monde, mais j’aspire au bonheur », sur un ton tolérant mais pas complaisant, chaleureux mais pas narcissique. C’est la base de l’épanouissement.
ELLE. Vous parlez beaucoup de la méditation de l’amour altruiste : si chacun sur la terre méditait dix minutes par jour en souhaitant le bonheur de ses voisins, le monde changerait vraiment ?
Matthieu Ricard. Oui, mais pas parce qu’il y aurait des ondes d’amour altruiste qui feraient le tour de la planète ! Même si vous le faites dix secondes toutes les heures, comme mon ami Chade Meng Tan de Google l’a mis en place dans son entreprise, en regardant tous ceux qui sont dans votre champ visuel et en vous disant : « Puissent-ils être heureux ! Puissent tous les êtres être heureux ! » Cela vous met dans une disposition mentale qui vous rend beaucoup plus disponible aux autres. Les actes spontanés sont l’expression de l’état qui prédomine dans votre esprit à ce moment-là. Ils seront naturellement moins agressifs, plus bienveillants.
ELLE. La méditation de l’amour altruiste est-elle vraiment à la portée de tous ?
Matthieu Ricard. Ce mot a l’air exotique, mais il s’agit simplement de cultiver quelque chose, se familiariser. On a tous des moments incontestables d’amour altruiste, devant un bébé ou un petit chat… Au bout de trente cinq secondes, c’est parti. Si vous le maintenez dix minutes, votre paysage mental s’emplit de ça. Plus vous le faites régulièrement, plus ça devient votre paysage intérieur, votre première nature. C’est l’expérience de deux mille cinq cents ans de vie contemplative et de méditation.
ELLE. Tout le monde ne peut pas devenir un moine bouddhiste !
Matthieu Ricard. Non, justement ! D’où l’intérêt de méditer ne serait-ce que vingt minutes par jour pendant trois semaines : déjà les neurosciences montrent que votre cerveau commence à changer structurellement et fonctionnellement…
ELLE. Que se passe-t-il quand on médite seul comme vous l’avez fait, pendant des mois, des années ?
Matthieu Ricard. On n’a pas envie de redescendre ! J’arrive encore à passer trois mois par an dans mon ermitage, mais j’aspire à plus. J’y suis tellement bien ! Ce n’est pas égoïste, je pense à tout le monde. Tout le dilemme est de savoir quand redescendre. Quand est-on vraiment prêt pour aider les autres ? J’essaie de trouver le bon équilibre. Peut-être que, si j’avais passé dix ans de plus en retraite, je pourrais aider encore mieux. Regardez l’impact du dalaï-lama dans le monde, lui qui a fait quatre heures de méditation par jour pendant soixante ans !
ELLE. Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
Matthieu Ricard. Une vie qui prend constamment en compte l’amour de l’autre. Une vie où l’on essaie de faire son mieux, à chaque instant. Et, en ce qui me concerne personnellement, une vie contemplative, visant à comprendre la nature ultime de la conscience, pour aller au coeur même du mécanisme de la souffrance, parce que c’est la source de tout le reste. Quand l’esprit est dans cette fraîcheur transparente de la pleine conscience et de la présence ouverte, dans cet état clair et lumineux que donne la méditation, qu’est-ce qui vient ? L’amour. C’est essentiel. Cela se cultive dans un ermitage… Ou bien chez soi, vingt minutes par jour !
Par Dorothée Werner
Non, l’homme n’est pas un loup pour l’homme. Oui, notre nature profonde est altruiste, et c’est ce qui nous permettra de faire face aux défis personnels, sociétaux et écologiques de notre temps. Voilà, simplifié à l’extrême, le message du nouveau livre de Matthieu Ricard, « Plaidoyer pour l’altruisme : la force de la bienveillance » (éd. Nil). Lorsqu’il arrive dans sa maison d’édition parisienne avec son habit de moine bouddhiste et son grand sourire, vous savez que la bonté humaine existe : elle se tient debout en face de vous et vous tend une main chaleureuse.
Le brillant étudiant en biologie, qui a plaqué à 26 ans l’Institut Pasteur pour aller méditer dans l’Himalaya, est devenu un homme solide et jovial. Jonglant avec un emploi du temps surchargé, le proche traducteur du dalaï-lama voyage dans le monde entier pour faire entendre son message, tout en dirigeant l’association humanitaire Karuna-Shechen *. Il émane de lui tant de bienveillance que l’on poserait bien sa tête sur son épaule en silence quelques minutes… Sauf qu’on a une interview à faire : rencontre avec un homme drôle et profond, aussi puissant que léger.
« La majorité du temps, nos actes sont plutôt bienveillants »
Elle. Neuf cents pages pour défendre une valeur aussi consensuelle que l’altruisme, n’est-ce pas un peu beaucoup ?
Matthieu Ricard. Oui, avant de me lancer dans ce travail, j’aurais pensé aussi que c’était enfoncer une porte ouverte. Mais, à ma grande surprise, j’ai compris que ce n’était pas une valeur aussi évidente pour tout le monde. J’ai donc dû travailler beaucoup plus que prévu ! J’ai été désorienté quand j’ai compris qu’une grande partie de l’histoire intellectuelle – la philosophie depuis Hobbes, la psychologie jusqu’aux années 50, etc. – dénie l’altruisme véritable, établissant le constat erroné d’une nature humaine essentiellement égoïste. Mais j’étais réconforté quand j’ai vu que, depuis, les scientifiques ont montré expérimentalement le contraire point par point. Il m’a fallu faire cette démonstration philosophiquement et scientifiquement, cette synthèse n’existait nulle part.
ELLE. Si on regarde ne serait-ce que l’histoire du XXe siècle, on peut effectivement douter de la bonté fondamentale de l’homme…
Matthieu Ricard. Bien sûr. Mon propos est aussi de dire qu’il ne suffit pas de dire que l’altruisme existe, mais qu’il peut se cultiver. Parce que, en effet, si on était tous totalement altruistes à chaque instant, le monde ne serait pas ce qu’il est. Notre altruisme est là, mais il faut le faciliter l’encourager, le nourrir, aussi bien chez l’individu que dans la société. Je voulais m’arrêter là dans ma démonstration, mais on allait me dire : « Vous rigolez ? Et les génocides, les crimes de masse, les psychopathes ? » Alors j’ai été obligé d’analyser les forces contraires et de décortiquer les mécanismes qui font que l’on en arrive parfois à de tels drames abominables.
ELLE. Ce qui ne change rien à votre analyse…
Matthieu Ricard. Non, parce que, la majorité du temps, nos actes sont plutôt bienveillants, régis par l’entraide et la convivialité. A la fin d’un vol en avion, on ne s’émerveille pas du fait que personne ne se soit bagarré. On s’y attend ! On sait intuitivement que c’est la norme de coopérer et de bien vivre ensemble.
ELLE. Vous parlez beaucoup de l’empathie… Mais on est bien obligé de se protéger un peu du malheur des autres, non ?
Matthieu Ricard. Parfois, on est touché par l’autre, au point d’être mal de son malheur. Si on est une infirmière très dévouée par exemple, c’est vite insupportable. A la suite de nombreuses expériences vérifiées par des IRM, on s’est rendu compte que l’empathie toute seule est comme un moteur électrique sans eau : elle vous brûle. Mais cette détresse empathique peut être soulagée par l’amour altruiste qui agit comme un baume, pour l’autre et pour soi-même.
ELLE. En clair, dans le métro, face à quelqu’un dont la grande détresse nous agresse, on ferme les yeux, on imagine qu’on le serre très fort dans nos bras, on souhaite que sa souffrance soit soulagée… et voilà ?
Matthieu Ricard. D’abord, vous vous sentirez beaucoup mieux, et puis qu’est-ce que ça coûte de le faire ?
ELLE. On peut quand même lui donner une petite pièce ?
Matthieu Ricard. J’allais le dire, bien sûr ! Est-ce qu’on ne peut pas se permettre de donner chaque jour quelques euros ? Des études très sérieuses ont montré que l’argent ne fait pas le bonheur sauf si on le donne !
« Les gens qui ont tendance à consommer beaucoup sont moins satisfaits de leur vie »
ELLE. Vous argumentez tout avec des chiffres et des études, c’est parfois déroutant, comme quand vous prouvez « scientifiquement » que l’on est plus heureux après un pique-nique avec des amis qu’après une journée dans un centre commercial. A-t-on besoin d’études pour savoir des choses qui relèvent du bon sens ?
Matthieu Ricard. Non, bien sûr ! Personnellement, si j’ai tout quitté pour vivre depuis quarante ans auprès de maîtres spirituels dans l’Himalaya, c’est parce que je suis convaincu que le plus important est d’essayer sincèrement de devenir un meilleur être humain jour après jour, c’est pour moi une évidence absolue ! Et, parfois, quand j’évoque ces études mesurant l’altruisme avec des Orientaux, ils me rétorquent : « Mais c’est tellement évident, tu parles à des enfants ! » Sauf que si j’avais fait le même livre sans la moindre argumentation ni preuve scientifique, on aurait dit : « Le moine bouddhiste, il rêve dans son Himalaya, il nous raconte des balivernes, qu’il vienne ici, qu’il descende de son ermitage, et on verra ! »
ELLE. Parce que vous vous attaquez frontalement à un certain nombre d’idées reçues…
Matthieu Ricard. Oui. Pour affirmer que la violence décline globalement depuis trois siècles, il faut le démontrer. Dire que l’homme a une répugnance à tuer ne suffit pas, il faut le prouver. Alors qu’on pense le contraire, il faut démontrer que les guerres n’ont pas toujours existé ou que les enfants sont spontanément altruistes, c’est très important. Je justifie chacune de mes affirmations en m’appuyant sur les travaux de nombreux spécialistes, que j’ai rencontrés pour la plupart. Cela me donne confiance dans la validité de mon travail, dans une époque où chacun peut affirmer tout et n’importe quoi.
ELLE. Pourquoi avons-nous tant de mal à être heureux ?
Matthieu Ricard. Le problème de fond est celui du discernement : qu’est-ce qui va vraiment me rendre satisfait ? Souvent, on va chercher le bonheur là où il ne se trouve pas, on court vers les causes de la souffrance. C’est ici que l’éducation, la culture, la réflexion, la lecture nous aident.
ELLE. Vous fustigez la société de consommation…
Matthieu Ricard. C’est évidemment un piège ! On sait maintenant que les gens qui ont tendance à consommer beaucoup sont moins satisfaits de leur vie, ont moins d’amis, sont en moins bonne santé et sont davantage obsédés par la mort… En visant une simplicité heureuse, on vivrait mieux.
ELLE. Fin du shopping ?
Matthieu Ricard. Non ! L’idée n’est pas de se priver de glace à la fraise si ça nous fait du bien, ce serait absurde. Mais imaginez que vous êtes en montagne avec un sac à dos très lourd. Au bout de deux jours de marche, vous ouvrez votre sac : il y a des choses indispensables, comme la nourriture, mais quelqu’un vous a fait une blague en ajoutant trois grosses pierres. Vous les jetez. Ce n’est pas une privation, c’est une libération ! L’oiseau qui sort de sa cage, il ne se prive pas de sa cage, il s’en libère ! Outre les conditions extérieures (misère, maladie, grand malheur), la qualité de la vie et le sentiment de plénitude dépendent d’une condition intérieure. Et puis il ne faut pas oublier que c’est à notre esprit que nous avons affaire du matin au soir, et qu’il peut être notre meilleur ami ou notre pire ennemi. Si on ne s’occupe pas de ce gamin capricieux, on aura des problèmes, c’est presque garanti ! Il faut quand même passer un peu de temps pour s’occuper de la façon dont il fonctionne. Comprendre les mécanismes du bonheur et de la souffrance, ça devrait être le b.a.-ba de l’existence humaine !
« J’ai été sidéré de lire des affirmations très tranchées sur l’égoïsme fondamental de l’homme »
ELLE. Pour autant, vous vilipendez la psychanalyse, qui est pourtant une des manières de s’occuper de cela. Reprenant certains arguments de Michel Onfray, vous dites que Freud s’est trompé sur toute la ligne…
Matthieu Ricard. Je ne vilipende personne. Je cite Freud, Jung, Lacan… Dans cette enquête sur l’altruisme, j’ai voulu, parmi beaucoup d’autres choses, me pencher sur ce qu’en disait la psychanalyse. J’ai été sidéré de lire des affirmations très tranchées sur l’égoïsme fondamental de l’homme, tant elles sont erronées sur le plan scientifique ! Pour l’exploration de soi, on a tout de même mieux dans l’histoire de l’humanité que des hypothèses extravagantes et scientifiquement infondées !
ELLE. Vous expliquez qu’il y a une bonne et une mauvaise estime de soi ?
Matthieu Ricard. Oui. La mauvaise est celle qui est promue de manière presque fanatique aux Etats-Unis : chaque petite fille est une princesse, chaque petit garçon est le meilleur, unique au monde. On donne un « prix de bonne participation » même au dernier qui n’a fait aucun effort, selon l’idée qu’il faut augmenter l’estime de soi par tous les moyens. Or, toutes les études montrent que cela donne surtout des gens extrêmement désagréables, narcissiques et égoïstes.
ELLE. Qu’est-ce que la bonne estime de soi alors ?
Matthieu Ricard. C’est ce qu’on appelle aussi l’auto-compassion, le fait de se vouloir du bien, fondamentalement. Elle vise à reconnaître que nous cherchons tous à souffrir moins, même si on ne sait pas comment s’y prendre. Elle permet de se dire « je ne suis pas parfait, j’ai connu des échecs comme tout le monde, mais j’aspire au bonheur », sur un ton tolérant mais pas complaisant, chaleureux mais pas narcissique. C’est la base de l’épanouissement.
ELLE. Vous parlez beaucoup de la méditation de l’amour altruiste : si chacun sur la terre méditait dix minutes par jour en souhaitant le bonheur de ses voisins, le monde changerait vraiment ?
Matthieu Ricard. Oui, mais pas parce qu’il y aurait des ondes d’amour altruiste qui feraient le tour de la planète ! Même si vous le faites dix secondes toutes les heures, comme mon ami Chade Meng Tan de Google l’a mis en place dans son entreprise, en regardant tous ceux qui sont dans votre champ visuel et en vous disant : « Puissent-ils être heureux ! Puissent tous les êtres être heureux ! » Cela vous met dans une disposition mentale qui vous rend beaucoup plus disponible aux autres. Les actes spontanés sont l’expression de l’état qui prédomine dans votre esprit à ce moment-là. Ils seront naturellement moins agressifs, plus bienveillants.
ELLE. La méditation de l’amour altruiste est-elle vraiment à la portée de tous ?
Matthieu Ricard. Ce mot a l’air exotique, mais il s’agit simplement de cultiver quelque chose, se familiariser. On a tous des moments incontestables d’amour altruiste, devant un bébé ou un petit chat… Au bout de trente cinq secondes, c’est parti. Si vous le maintenez dix minutes, votre paysage mental s’emplit de ça. Plus vous le faites régulièrement, plus ça devient votre paysage intérieur, votre première nature. C’est l’expérience de deux mille cinq cents ans de vie contemplative et de méditation.
ELLE. Tout le monde ne peut pas devenir un moine bouddhiste !
Matthieu Ricard. Non, justement ! D’où l’intérêt de méditer ne serait-ce que vingt minutes par jour pendant trois semaines : déjà les neurosciences montrent que votre cerveau commence à changer structurellement et fonctionnellement…
ELLE. Que se passe-t-il quand on médite seul comme vous l’avez fait, pendant des mois, des années ?
Matthieu Ricard. On n’a pas envie de redescendre ! J’arrive encore à passer trois mois par an dans mon ermitage, mais j’aspire à plus. J’y suis tellement bien ! Ce n’est pas égoïste, je pense à tout le monde. Tout le dilemme est de savoir quand redescendre. Quand est-on vraiment prêt pour aider les autres ? J’essaie de trouver le bon équilibre. Peut-être que, si j’avais passé dix ans de plus en retraite, je pourrais aider encore mieux. Regardez l’impact du dalaï-lama dans le monde, lui qui a fait quatre heures de méditation par jour pendant soixante ans !
ELLE. Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
Matthieu Ricard. Une vie qui prend constamment en compte l’amour de l’autre. Une vie où l’on essaie de faire son mieux, à chaque instant. Et, en ce qui me concerne personnellement, une vie contemplative, visant à comprendre la nature ultime de la conscience, pour aller au coeur même du mécanisme de la souffrance, parce que c’est la source de tout le reste. Quand l’esprit est dans cette fraîcheur transparente de la pleine conscience et de la présence ouverte, dans cet état clair et lumineux que donne la méditation, qu’est-ce qui vient ? L’amour. C’est essentiel. Cela se cultive dans un ermitage… Ou bien chez soi, vingt minutes par jour !
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