De la sotte vanité
Jean de La
Bruyère
La sotte vanité semble être
une passion inquiète de se faire
valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus
frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un
repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié. Il
consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître ; et dès
qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit lui-même à Delphes, lui
coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d’un vœu
solennel qu’il a accompli. Il aime à se faire suivre par un More. S’il fait un
payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne
que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque autel, il se
fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs,
et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui
passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une
autre fois, au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens,
il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche
robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique.
S’il lui meurt un petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces
mots : Il était de race de Malte. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il
use à force d’y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours.
Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature ; et sortant de charge, il rend
compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre
et de la qualité des victimes qu’il a immolées. Alors, revêtu d’une robe
blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple :
« Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de
notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu
des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux : espérez donc
toutes choses heureuses de cette déesse. » Après avoir parlé ainsi, il se
retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont
tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
De l’orgueil
Il faut définir
l’orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime
que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place
pour lui parler de quelque affaire ; mais sans s’arrêter, et se faisant
suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper. Si
l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le
souvenir : il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde.
N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre, il s’approche
de vous et qu’il vous parle le premier ; de même, au lieu d’expédier
sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer
au lendemain matin et à l’heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les
rues de la ville la tête baissée, sans daigner parler à personne de ceux qui
vont et qui viennent. S’il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses
amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et
manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les
régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne sans prendre la précaution
d’envoyer quelqu’un des siens pour avertir qu’il va venir. On ne le voit point
chez lui lorsqu’il mange ou qu’il se parfume. Il ne se donne pas la peine de
régler lui-même des parties ; mais il dit négligemment à un valet de les
calculer, de les arrêter et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre : « Je
vous prie de me faire ce plaisir ou de me rendre ce service », mais :
« J’entends que cela soit ainsi ; j’envoie un homme vers vous pour
recevoir une telle chose ; je ne veux pas que l’affaire se passe
autrement ; faites ce que je vous dis promptement et sans différer. »
Voilà son style.
Jean de La
Bruyère
La sotte vanité semble être
une passion inquiète de se faire
valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus
frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un
repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié. Il
consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître ; et dès
qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit lui-même à Delphes, lui
coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d’un vœu
solennel qu’il a accompli. Il aime à se faire suivre par un More. S’il fait un
payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne
que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque autel, il se
fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs,
et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui
passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une
autre fois, au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens,
il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche
robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique.
S’il lui meurt un petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces
mots : Il était de race de Malte. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il
use à force d’y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours.
Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature ; et sortant de charge, il rend
compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre
et de la qualité des victimes qu’il a immolées. Alors, revêtu d’une robe
blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple :
« Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de
notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu
des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux : espérez donc
toutes choses heureuses de cette déesse. » Après avoir parlé ainsi, il se
retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont
tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
De l’orgueil
Il faut définir
l’orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime
que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place
pour lui parler de quelque affaire ; mais sans s’arrêter, et se faisant
suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper. Si
l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le
souvenir : il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde.
N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre, il s’approche
de vous et qu’il vous parle le premier ; de même, au lieu d’expédier
sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer
au lendemain matin et à l’heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les
rues de la ville la tête baissée, sans daigner parler à personne de ceux qui
vont et qui viennent. S’il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses
amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et
manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les
régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne sans prendre la précaution
d’envoyer quelqu’un des siens pour avertir qu’il va venir. On ne le voit point
chez lui lorsqu’il mange ou qu’il se parfume. Il ne se donne pas la peine de
régler lui-même des parties ; mais il dit négligemment à un valet de les
calculer, de les arrêter et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre : « Je
vous prie de me faire ce plaisir ou de me rendre ce service », mais :
« J’entends que cela soit ainsi ; j’envoie un homme vers vous pour
recevoir une telle chose ; je ne veux pas que l’affaire se passe
autrement ; faites ce que je vous dis promptement et sans différer. »
Voilà son style.
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