"Les enseignants bouddhistes disent souvent que le moyen le plus efficace de protéger le monde est de purifier nos propres esprits, ou bien qu’avant de s’engager dans une action compassionnée nous devons atteindre la réalisation du non-ego ou de la vacuité.
Il y a sans doute du vrai dans ces enseignements, mais
je pense que ce n’est qu’une vérité partielle.
En ces temps difficiles, nous avons aussi l’obligation
d’aider ceux qui sont immergés dans le monde, et qui vivent au bord du
désespoir et de la misère. La mission du Bouddha, la raison de son
apparition dans la monde, était de libérer les êtres de la souffrance
en déracinant les racines du mal que sont l’avidité, la haine et
l’ignorance. Ces racines sinistres n’existent pas que dans notre
esprit..."
Daishin est est le bulletin en ligne de la sangha
réunie autour de Joshin Sensei, fondatrice du temple « La Demeure Sans
Limites ».
http://www.larbredeleveil.org/daishin/bulletin/spip.php?article203
Un défi pour les bouddhistes.
par Joshin Sensei
Chaque matin, je regarde un certain nombre de sites d’informations sur Internet ; regardant ce qui se passe, je ressens encore plus fortement la vérité des paroles du Bouddha :
« Le monde est enraciné sur la souffrance. »Presque chaque jour, je suis effrayé par l’énorme souffrance qui assaille les êtres humains sur chaque
continent, et plus encore par cette terrible vérité que cette souffrance , pour sa plus grande part, ne naît pas des vicissitudes d’une nature impersonnelle, mais des feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion qui brûlent au coeur des hommes.
L’immensité de l’angoisse du monde a fait naître dans mon esprit des questions sur les perspectives du bouddhisme en occident. J’ai été frappé par combien rarement ce thème de la souffrance globale -
la souffrance palpable des êtres humains- est exploré dans les revues bouddhistes ou dans les enseignements que je connais. Il me semble que le bouddhisme en occident tend à demeurer dans un espace cognitif qui définit la première des Quatre Nobles Vérités tout à fait en relation avec un arrière-plan de notre style de vie de classe moyenne :
le mécontentement harcelant, l’ennui du trop-plein,la douleur de relations insatisfaisantes, ou, avec un salut vers les Enseignements, la ronde des renaissances. Trop souvent, me semble-t-il, l’accent que nous mettons sur ces aspects de dukkha nous rend oublieux de la souffrance catastrophique qui engloutit chaque jour près des trois quarts de la population mondiale.
On peut trouver une exception à cette tendance dans le mouvement « Un bouddhisme engagé » (Engaged Buddhist movement).
Je crois que cela est très prometteur, mais de mes lectures –superficielles- j’ai été frappé par deux choses :
d’une part alors que certains Bouddhistes Engagés recherchent de nouvelles perspectives à l’aide du Dharma, pour beaucoup le bouddhisme n’est que l’occasion d’une pratique spirituelle à utiliser tout en épousant simultanément des causes socio-politiques pas très différentes de celles de la gauche en général.
Deuxièmement, ce courant de Bouddhisme Engagé reste très secondaire par rapport au centre de l’intérêt du bouddhisme en occident, qui est le Dharma comme chemin vers la paix intérieure et la réalisation personnelle.
Si le Bouddhisme à l’Ouest n’est plus qu’un moyen de poursuivre une croissance spirituelle personnelle, j’ai peur qu’il n’évolue en ne présentant que la moitié de son potentiel. Attirant les personnes aisées et éduquées, il sera un foyer généreux pour l’élite intellectuelle et culturelle, mais il risque de transformer la quête de l’éveil en un voyage privé qui, face à l’immense souffrance qui assaille quotidiennement la majorité des êtres humains, ne peut présenter qu’un quiétisme résigné.
Il est vrai que la pratique de la méditation bouddhiste demande un retrait et une focalisation vers l’intérieur ; mais la mise en pratique du Dharma dans le monde ne serait-elle pas plus complète en allant aussi vers l’extérieur et en s’adressant aussi aux misères grinçantes qui affectent l’humanité ?
Je sais que nous nous engageons dans de nobles méditations sur la compassion, qui épousent les idéaux de paix et d’amour. Mais notez que nous les poursuivons surtout comme des expériences intérieures, subjectives tournées vers la transformation personnelle.
Trop rarement ce type de compassion va-t-il remonter ses manches et aller au charbon. Trop rarement se traduit-il en programme pratique pour des actions efficaces avec des buts réalistes visant à diminuer la souffrance réelle de ceux qui souffrent des catastrophes naturelles ou sociales.
Par contraste, prenez Christian Aid et World Vision :
ce ne sont pas des mouvements missionnaires désireux de faire du
prosélytisme mais des organisations qui apportent soulagement et aide
au développement tout en s’attaquant aussi aux causes de la pauvreté et
de l’injustice. De même, l’American Jewish World Service ne cherche pas
à convertir les gens au judaïsme, mais à exprimer l’engagement juif à
la justice sociale en allégeant : « la pauvreté, la faim, et la
maladie, parmi les peuples en développement, sans considération de
race, de religion ou de nationalité. »
Pourquoi le Bouddhisme n’a-t-il rien de semblable ? [1]
Nous pouvons certainement trouver un cadre pour cela dans le
Bouddhisme, dans sa doctrine, ses idéaux éthiques, ses archétypes, ses
légendes, et ses précédents historiques.
Je reconnais que beaucoup de bouddhistes sont engagés
individuellement dans le social et qu’un petit nombre de grandes
organisations bouddhistes travaillent sans relâche à travers le monde
pour soulager la souffrance humaine. Leur dévouement mérite totalement
notre estime ; malheureusement, jusqu’à présent, ces groupes n’attirent
que peu de personnes.
Les enseignants bouddhistes disent souvent que le moyen
le plus efficace de protéger le monde est de purifier nos propres
esprits, ou bien qu’avant de s’engager dans une action compassionnée
nous devons atteindre la réalisation du non-ego ou de la vacuité. Il y
a sans doute du vrai dans ces enseignements, mais je pense que ce n’est
qu’une vérité partielle. En ces temps difficiles, nous avons aussi
l’obligation d’aider ceux qui sont immergés dans le monde, et qui
vivent au bord du désespoir et de la misère. La mission du Bouddha, la
raison de son apparition dans la monde, était de libérer les êtres de
la souffrance en déracinant les racines du mal que sont l’avidité, la
haine et l’ignorance. Ces racines sinistres n’existent pas que dans
notre esprit. Elles ont pris aujourd’hui une dimension collective et se
sont étendues sur des pays et des continents entiers. Aider les êtres à
se libérer de la souffrance aujourd’hui demande que nous allions à
l’encontre des personnifications et des systèmes contemporains.
A chaque période historique, le Dharma trouve de
nouveaux moyens pour développer son potentiel, de façon directement
liée aux conditions historiques de cette ère. Il me semble que notre
ère offre le cadre historique approprié pour que la vérité
transcendante du Dharma se retourne vers le monde et s’adresse à la
souffrance humaine à tous niveaux – même les niveaux les plus bas, les
plus durs ou dégradants – pas seulement à travers la contemplation mais
aussi à travers des actions efficaces, qui apportent le soulagement
tout en étant illuminées par leur fin qui est au-delà du monde. Le défi
spécial qu’affronte le bouddhisme aujourd’hui est de se lever pour être
l’avocat de la justice dans le monde, une voix de la conscience pour
les victimes d l’injustice sociale, politique et économique qui ne
peuvent se lever et parler pour elles-mêmes. Ceci, selon moi, est le
défi profondément moral marquant le moment critique dans l’expression
moderne du Bouddhisme. Je crois aussi que ce défi montre la direction
que doit prendre le Bouddhisme s’il veut partager la mission du Bouddha
avec toute l’humanité. Bikkhu Bodhi
Bikkhu Bodhi , un moine occidental du Theravada, a
traduit plusieurs ouvrages importants du Canon Pâli. Il a été ordonné à
Sri Lanka, où il a vécu plus de vingt ans. Il réside maintenant au
Chuang Yen Monastery, à Carmel, Etat de New York.
Post-Scriptum :
Commentaires de Joshin Sensei :
Beaucoup de personnes viennent au Dharma par découragement des
engagements politiques ou sociaux. Désir d’agir seul, en dehors de
groupes constitués ; nécessité- vraie- de commencer par soi ;
difficulté de changer nos présupposés, forgés au cours de notre vie, et
renforcés quotidiennement par radio, télé, journaux, etc : flemme de
chercher une nouvelle façon de regarder et comprendre le monde à partir
du Dharma ; refus de « se salir les mains », désir de trouver une
pratique « pure », qui ne serait pas touchée par le monde -sale- ;
repli égoïste, encouragé par l’accent mis sur « la quête de la
sérénité »de notre société, et méconnaissance totale du rôle du
Bouddhisme à travers l’espace et les âges ( En Chine comme au Japon,
les moines creusaient pour faire apparaître des sources, ou drainaient
pour mettre de nouvelles terres en culture, connaissaient les herbes
pour s’occuper des malades, etc ; ils ont eu un rôle social important à
côté de leur rôle spirituel.
Voir aussi par ex. un très beau livre
sur la Thailande « Sons of the Buddha, the Early lives of Three
Extraordinary Zen Masters », qui nous montre le travail social,
médical, culturel des moines et des temples en Thailande jusqu’aux
années soixante) . Enfin, s’il a toujours existé, dans toutes les
traditions bouddhistes, des ermites retirés du monde, vivant en
méditation, ce n’était pas pour une recherche personnelle d’une paix
intérieure confortable, mais pour atteindre l’Eveil complet afin de
pouvoir aider tous les êtres.
L’accent mis à présent sur la pratique
personnelle n’est que le reflet d’une société marchande ; nous
apportons dans notre pratique spirituelle le même individualisme et la
même recherche du plaisir que dans nos activités de loisirs !
Ne critiquons donc pas les
Enseignements pour ce qu’ils ne donneraient pas : ce ne sont pas les
Enseignements qui sont en cause, mais ce que nous en faisons.
Notes :
[1] Il y a dans l’école Soto un département d’aide
sociale et humanitaire ; mais je dois reconnaître qu’on n’en entend pas
beaucoup parler dans le bulletin de l’école.
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