Lettre de Matthieu Ricard Point de Vue 29 juillet 2017
À la suite de la récente lettre envoyée par des disciples proches de Sogyal Rinpoche à propos de son comportement, j’ai été contacté par plusieurs médias. Je n’avais pas l’intention d’intervenir, estimant n’être nullement qualifié pour cela, mais on m’a fait valoir que ne pas répondre revenait à approuver tacitement les actes en question. J’ai donc fait de mon mieux pour rappeler le point de vue de la tradition bouddhiste sur la relation entre le disciple et le maître spirituel. La revue Marianne a publié des extraits de la lettre que je leur avais envoyée en réponse à leur demande. Ces extraits rassemblent les points négatifs que j’ai exprimés, mais laissent de côté ce qui permettait de présenter une vision juste des choses. Bien que n’ayant aucun goût pour la polémique et désirant finir mes jours tranquilles en les consacrant à la pratique spirituelle, il me semble donc opportun de rendre public la totalité des points de vue que j’ai envoyés à la presse par l’intermédiaire de mon éditeur.
Concernant la lettre récente envoyée à Sogyal Rinpoche, je ne saurais juger des intentions de Sogyal Rinpoche et ne saurais dire s’il avait sciemment l’intention de nuire à ses disciples. Mais je n’ai non plus pas de raison de douter de la véracité des faits décrits dans cette lettre et des témoignages de ceux ou celles qui ont décrit les abus qu’ils ont subis. Je connais deux des auteurs et considère que leur parole est fiable. Les comportements décrits dans cette lettre et dans d’autres témoignages passés sont à l’évidence inadmissibles, du point de vue de la morale ordinaire et à plus forte raison de l’éthique bouddhiste, notamment du fait que les comportements incriminés ont été sources de nombreuses souffrances.
Je suis allé trois fois à Lerab Ling, non pas à titre personnel, mais pour servir d’interprète au Dalaï-lama et à un autre enseignant tibétain. Ces courtes visites ne m’ont pas permis de prendre la mesure de ce qui se passe habituellement à Lerab Ling. Je ne suis donc pas quelqu’un « de l’intérieur » et, comme beaucoup d’autres, j’ai pris connaissance de la situation par l’intermédiaire des témoignages qui ont été rendus publics.
Les enseignements du bouddhisme décrivent sans ambiguïté les caractéristiques d’un maître spirituel authentique et celles d’un maître qui, au contraire, n’est pas qualifié (Voir les quelques citations qui figurent en fin de texte). Au disciple, il est recommandé de ne pas se confier à un maître avant de l’avoir minutieusement examiné, de loin d’abord, en s’informant auprès de tierces personnes, puis de près en vérifiant par soi-même si l’opinion que l’on s’est faite est conforme à la réalité. Il est même conseillé d’attendre plusieurs années avant d’accorder à un maître son entière confiance et de suivre ses enseignements. On ajoute que se confier à un maître non qualifié revient à absorber du poison.
Le Dalaï-lama n’a cessé de conseiller, aux Orientaux comme aux Occidentaux, de mûrement réfléchir avant d’étudier auprès d’un maître, pour éviter de le regretter amèrement si les choses tournent mal. Il a également dit à maintes reprises que si un supposé maître se comporte à l’opposé de ce qui est enseigné dans les textes, et si en particulier il se conduit de façon nuisible à l’égard de ceux qui l’entourent, il incombe aux disciples de dénoncer ses agissements.
Le fait que de nombreux maîtres authentiques ont enseigné à Lerab Ling est en soi une excellente chose pour tous ceux qui y ont participé. D’autre part, les enseignements de Sogyal Rinpotché, de même que son livre, Le livre tibétain de la vie et de la mort , ont été très utiles à de nombreuses personnes. Cela ne peut cependant excuser d’aucune façon les comportements néfastes qu’il a pu avoir par ailleurs.
Une fois que le disciple estime qu’un maître est authentique, il est en revanche normal qu’il lui accorde sa confiance, de la même façon qu’un apprenti alpiniste ne peut que faire confiance à un guide de montagne expérimenté. Cette confiance doit bien sûr reposer sur des raisons valables et non sur une foi aveugle. Une fois que le disciple, après avoir mûrement examiné un maître, est absolument certain que ce dernier est parfaitement authentique, il doit, s’il souhaite progresser sur la voie, faire preuve envers lui d’une foi entière qui transcende les ratiocinations du scepticisme. Il est comme l’apprenti alpiniste qui, une fois engagé dans une ascension, ne peut que faire confiance au premier de cordée, sans constamment mettre en doute chacune de ses instructions.
Il faut également savoir que le bouddhisme n’est pas organisé de façon hiérarchique comme c’est le cas, par exemple, dans l’Église Catholique où les prêtres doivent répondre de leur conduite devant les évêques, les cardinaux et, au sommet de la pyramide, devant le Pape. Les écoles du bouddhisme qui sont apparues dans différents pays sont indépendantes. Au sein même du bouddhisme tibétain, les patriarches des quatre écoles principales sont considérés comme des autorités spirituelles que l’on respecte, mais ils n’interviennent pas dans le fonctionnement et la conduite des monastères, qui sont administrés de façon autonome.
Parmi les maîtres tibétains, le Dalaï-lama est, à l’évidence, celui qui est le plus unanimement respecté. Les enseignements et les conseils qu’il donne sont de profondes sources d’inspiration mais ne sont pas des ordres. Personne ne vient vérifier dans tel ou tel monastère si ses conseils sont mis ou non en pratique. Qui plus est, il existe maintenant des milliers de centres bouddhistes dans le monde, tous indépendants les uns des autres. Seuls ceux qui vivent sur place ou les fréquentent régulièrement sont aptes à témoigner quand des actes contraires à l’enseignement du Bouddha sont commis.
Ce qui tient lieu de garde-fou dans ce domaine, ce sont les enseignements, comme ceux que je joins ci-dessous, qui décrivent de façon claire les qualités des maîtres spirituels à suivre et les défauts de ceux qu’il faut éviter.
J’ai eu l’occasion de vivre sept ans auprès d’un grand maître, Kangyour Rinpotché, et douze ans auprès d’un autre, Dilgo Khyentsé Rinpotché, et je n’ai jamais été témoin d’une seule parole ou d’un seul acte susceptible de nuire aux autres. Chez ces deux maîtres, le messager et le message ne faisaient qu’un. Il y avait une cohérence parfaite de chaque instant entre ce qu’ils étaient et les idéaux qu’ils enseignaient.
Si jusqu’à présent le Dalaï-lama n’a pas réagi publiquement aux témoignages concernant Sogyal Rinpotché, ce n’est pas, comme on l’a parfois suggéré, pour des raisons financières ou pour protéger le bouddhisme. Ceux qui ont avancé la première hypothèse n’ont pas fait correctement leur travail de recherche. Sinon, ils auraient appris que le Dalaï-lama n’accepte jamais le moindre argent lorsqu’il enseigne. À la fin de chaque enseignement, les comptes sont lus en public par les organisateurs, et si les sommes reçues excèdent les dépenses, elles sont offertes à des organisations humanitaires choisies en consultation avec le Dalaï-lama et son entourage.
Ce n’est pas non plus pour « protéger » l’image du bouddhisme. Le Dalaï-lama déclare souvent qu’il est ouvert, sans la moindre restriction, à toute forme d’enquête le concernant, parce qu’il n’a rien à cacher et qu’une personne intègre doit se comporter de manière irréprochable, en public comme en privé. Il se considère avant tout comme un être humain, et en second lieu comme un moine bouddhiste qui prend à cœur de respecter ses vœux, celui d’honnêteté et de franchise en particulier. Je sais, pour l’avoir servi pendant vingt-cinq ans, qu’il est véritablement allergique à toute forme de duplicité et d’hypocrisie. Mais ce n’est pas son rôle d’aller faire la police sur les cinq continents. Il ne peut que servir de référence en enseignant et en incarnant clairement ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour être un pratiquant du bouddhisme digne de ce nom.
Par ailleurs, l’éditorialiste de Marianne m’a interrogé sur un don fait en 2015 par les centres Rigpa à l’association humanitaire Karuna-Shechen que j’ai co-fondée. Vérification faite, nous avons effectivement reçu un don ponctuel de 5 426 euros, résultant d’une collecte en faveur des victimes des tremblements de terre qui avaient frappé le Népal. Nous avons reçu des centaines de dons du monde entier qui nous ont permis d’aider 200 000 personnes dans 620 villages.
Je ne suis en aucune façon le porte-parole du bouddhisme en France. Je ne suis pas non plus un conseiller de Sa Sainteté le Dalaï-lama, mais son humble disciple et son interprète pour la langue française.
Je serai pendant quelque temps sans moyens de communiquer et suis soulagé de m’extraire de controverses médiatiques qui alimentent principalement l’animosité et la souffrance et auxquelles je n’ai rien de plus à ajouter.
Matthieu Ricard, moine bouddhiste.
[Extraits d’une description traditionnelle des qualités des maîtres authentiques et des défauts des maîtres non qualifiés, résumés et adaptés à partir du Trésor des précieuses qualités de Jigmé Lingpa (1729-1798), commenté par Kangyour Rinpotché (1898-1975), Éditions Padmakara.
« Le maître spirituel qui réunit toutes les qualités représente la sagesse et la compassion de tous les bouddhas. Il est la racine de tous les accomplissements. Il agit pour le bien de tous. Il est comme une pluie bienfaisante qui éteint le brasier du karma et des émotions négatives. Comme la lune et le soleil, il dissipe les ténèbres de l’ignorance. Comme la terre il supporte tout. Comme un père et une mère, il aime tous les êtres également. Sa compassion est vive comme un grand fleuve. Sa joie est inébranlable comme le roi des monts, et il est impartial, à l’image du nuage de pluie qui ne choisit pas où il déverse son eau.]
« Le maître qui réunit toutes les qualités du Dharma suprême, on le rencontre bien peu par ces temps de décadence ! Sur le sol d’une éthique pure, il a irrigué son esprit avec l’eau de l’étude et de la grande compassion. Il peut dispenser les enseignements, car son esprit est apaisé et libéré. Avec son incommensurable compassion il n’a qu’un seul souci : aider les autres. Il a peu d’activités mondaines et pense au Dharma avec assiduité. Le samsara le lasse profondément, et il inspire autrui à éprouver le même sentiment. Celui qui prend appui sur un tel maître deviendra vite un être accompli.
« Quant aux faux maîtres, certains sont comme des brahmanes qui craignent de perdre leur résidence et leur position, d’autres sont habiles à parler mais ne sont pas plus capables de transformer en bien l’esprit de leurs disciples qu’une meule en bois de moudre du grain. D’autres encore, qui n’ont rien de plus que les êtres ordinaires, s’attribuent inconsidérément les qualités que certains, dans leur foi aveugle, voient en eux. Fiers des offrandes qu’on leur fait et du respect qu’on leur manifeste, ces maîtres ont tout de la grenouille au fond d’un puits, qui pense que son puits est aussi vaste que l’océan qu’elle n’a jamais vu. D’autres enfin n’ont que peu étudié et ne font aucun cas de leurs vœux et de leurs liens spirituels. Ils ont l’esprit vil mais se conduisent comme s’ils avaient atteint les états spirituels les plus élevés.
« Auprès de ces guides déments dont la corde de l’amour et de la compassion a été tranchée, les actes nuisibles ne peuvent que croître.
« D’autres, enfin, n’ont pas plus de qualités que les gens ordinaires et ignorent l’esprit d’Éveil altruiste. Se confier à eux pour leur seul renom serait une grave erreur. C’est comme si, pour traverser l’océan, on s’en remettait à un capitaine de navire aveugle. Se tromper de la sorte nous fera errer dans les ténèbres les plus profondes.
«Celui qui accorde imprudemment sa confiance à un maître sans vérifier minutieusement s’il est authentique gaspillera l’ensemble de ses vertus, et les libertés qu’il avait pour une fois acquises seront perdues. Il est comme un être qui a pris pour une corde un serpent venimeux. »]
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