DE LA DECEPTION - par Chögyam Trungpa
The Tibet Journal - Vol. II n° 4 - Winter 1977, une publication de la Tibetan Libray of Works and Archives, Dharamsala, Inde.
Traduction de Georges Driessens et Véronique et Michel Zaregradsky
La déception fait partie intégrante du chemin spirituel. Dans cette quête nous pourrions nous imaginer uniquement concernés par la réalisation, le bonheur, l'accomplissement, l'illumination. Hélas, la voie exige également des sacrifices, des actes de générosité, une sorte d'entraînement avant d'obtenir le bonheur et le bien. C'est pourquoi le concept de déception joue un rôle important signifiant, dans ce contexte, que nous ne pouvons combler toutes les attentes de l'égo, ni accomplir tout ce que nous souhaiterions sans pratique du don ni ouverture.
En d'autres termes, cette désillusion souligne que nous ne pouvons parvenir à la bouddhéité par nos propres moyens. La progression spirituelle dépend de la vie quotidienne. Avant d'être à même de nous proclamer éveillé, nous devons faire l'expérience de la réalité de l'existence en tant que telle. Quelque chose est à donner.
La déception est nécessaire ; grâce à elle nous commençons à comprendre que l'éveil de l'esprit dépend de l'abandon de l'égo. Transcender les ambitions de l'égo comporte en lui-même le désappointement. Nous avons habituellement tendance à penser: "j'aimerais bien assister à ma propre illumination. Je vois déjà mes disciples en liesse, m'adorant et me couvrant de fleurs. Toutes sortes de miracles se produiraient - tremblements de terre, ébranlements de la terre, chœurs divins, anges, etc...".
Comme ceci ne se produit jamais, le désenchantement l'emporte! Du point de vue de l'égo, la réalisation de l'illumination est la mort ultime, la mort du soi, de l'égo, de "moi" et de "moi-même", la mort de l'observateur. Quelle tristesse de ne pouvoir célébrer l'obtention de l'éveil !
Nous attendons de la doctrine bouddhique la solution de nos problèmes et la découverte, dans les enseignements, de vertus miraculeuses capables de nous guérir de notre émotivité, de nos états dépressifs ou de notre agressivité. Grâce aux paroles du maître ou du guru, nous espérons la guérison de toutes ces difficultés. A notre grande surprise nous nous rendons compte qu'il n'en est pas ainsi. Aucune magie n'est en œuvre, il faut nous charger de nos propres difficultés. Intrinsèquement, pas une parole de sagesse n'existe en dehors d'un travail sur soi. A ce stade, la voie apparaîtra comme très peu réjouissante puisque nos espoirs doivent être plutôt abandonnés que confortés.
Tant qu'une démarche spirituelle comprend la promesse d'un sauveur, celles d'interventions magiques ou miraculeuses, nous sommes liés à une chaîne d'or, certes de belle apparence mais qui reste malgré tout une attache dont nous ne parvenons pas à nous libérer. Une chaîne d'or a exactement la même fonction qu'une chaîne ordinaire! Dans la plupart des cas les gens préfèrent porter de tels liens à titre purement décoratif voulant ignorer leur pouvoir contraignant. C'est se leurrer soi-même comme absorber un poison à la fine saveur. Le consommer est agréable, soit! Mais devenons plus pratique, nous voulons vivre et pas seulement jouir du goût merveilleux de ce poison. La finalité de la chaîne devrait nous préoccuper bien plus que la matière dont elle est fabriquée. D'or, incrustée de pierres précieuses, ciselée, magnifiquement ouvragée ou même chef-d'œuvre, elle n'en conserve pas moins son rôle d'entrave tout comme si elle était en fer.
Une meilleure attitude serait de laisser toute la place à la déception. Toutes les promesses faites ne sont que pure séduction. La tradition bouddhique considère chaque forme de tentation comme une œuvre démoniaque ou un acte de Mara, le Malin. Il nous chuchote: "Sans que tu n'aies à abandonner ton égo, je vais te sauver et te guérir, il te suffit de m'obéir. Au contraire, fortifie-le!"
Cette forme de séduction est connue sous le nom de devaputra, littéralement "fils des dieux". Les jolies filles de Mara, le Malin, nous attirent avec toutes sortes de promesse dans des situations apparemment agréables. L'important concernant la désillusion est de comprendre qu'aussi longtemps que quelque chose est basé sur un possible profit de l'égo ou vise à son enrichissement, on est en présence d'un processus suicidaire plutôt que du moyen de parvenir à une forme de transcendance ou d'obtention de l'Eveil. C'est pourquoi il est nécessaire de nous laisser aller à la déconvenue, c'est-à-dire abandonner le concept du "moi" et du "mien", "mes" accomplissements, "mes" réalisations. Si cette volonté de renoncement nous fait défaut, un découragement constant en découlera; parallèlement, voulant abandonner notre égo, cette volonté sera une épreuve.
Selon le Bouddha progresser sur la voie spirituelle est une situation ni agréable ni exaltante. D'après les enseignements et les biographies des grands maîtres du passé, siddhas et gurus, il s'agit d'un processus constant de mettre bas le masque, d'un abandon continu, d'un déshabillage incessant, de mue répétée, dévêtant couche après couche, façade après façade. S'engager sur le chemin c'est comme monter dans une voiture dépourvue de freins, cela implique l'abandon, le rejet, la mise à nu de chaque fibre du fourreau de l'égo.
Entreprendre un tel voyage demande de s'y préparer sans espérer, dès le départ, trouver la joie sinon, mieux vaut s'abstenir. La félicité, le plaisir et la joie doivent découler d'un travail authentique, d'un sacrifice spécifique et du lâcher prise du sens qu'on a de soi.
Vue sous cet angle la déception prend toute son importance; une fois déçus, nous commençons à battre en retraite, à céder. Nous devenons l'inférieur parmi les inférieurs, le grain de sable, d'une simplicité naturelle et sans espérance. Devenu simple, nous pouvons construire quelque chose car nous sommes rattachés au bon sens terrien. Nous voilà les pieds sur terre sans plus de place pour les rêves, l'attente ou les fantasmagories. Toute pratique entreprise devient sinon valable tout au moins possible. Elle acquiert un sens, au-delà du champ de l'instinct. Du fait d'être grain de sable, nous commençons à apprendre à préparer correctement un bon thé, à marcher droit sans trébucher. Toute notre approche devient sans apprêt, directe et, par conséquent, les enseignements reçus aussi. La lecture de livres, l'écoute d'instructions sont une chose, mais abordés en tant que grain de sable ces activités prennent un sens pratique. Elles deviennent des réalités qui nous encouragent à travailler sur nous-mêmes, atomes sans impatience ni rêveries superflues. Nous avons entendu tant de promesses, nous nous sommes sentis attirés vers tant de territoires, nous avons écouté tant de descriptions de multiples représentations spirituelles... maintenant en tant que grain de sable qui s'en soucierait!
Si nous commençons à prendre en compte que nous ne sommes que d'infimes particules au sein de l'univers, cet univers devient alors accueillant, inspirant. En tant que poussière, le reste de l'univers, tout l'espace, toute la place disponible est nôtre car nous ne faisons obstacle en rien. Nous n'encombrons pas, nous n'avons aucun désir de posséder autre chose que notre simple position. Voilà pourquoi l'ouverture est formidable. Chacun de nous devient le maître du monde, le conquérant de l'univers entier. Le simple fait d'être grain de sable nous fait monarque universel (cakravartin). Nulle bataille n'est à entreprendre. Tout devient très élémentaire et simultanément empreint de dignité, sans contrainte car notre inspiration prend appui sur la déception et le sentiment d'être libre des ambitions de l'égo.
Texte reproduit avec l'accord des Editions Dharma
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Editions Dharma
Michel et Véronique Zaregradsky
Boite Postale 30 : B. P. 30
60 rue des Moulins
F-85580 St Michel en L'Herm
site web Editions Dharma
Chögyam Trungpa Chögyam Trungpa (1939-1987) est un des maîtres tibétains contemporains qui a joué un très grand rôle dans la transmission du Bouddhisme à l’Occident. Il est l’un de ceux qui a su insister sur la jonction entre méditation et vie quotidienne et sortir le bouddhisme de son approche monastique plus traditionnelle qu’on trouve en Asie. Son enseignement est rassemblé dans une vingtaine d’ouvrages traduits en français. Né au Tibet en 1939 où il fut reconnu très tôt comme un tulkou (« réincarnation d’un maître décédé »), la vie du Chögyam Trungpa suit celle de son pays. Contraint de s’exiler en Inde après l’invasion de son pays par les Chinois en 1959, c’est ensuite en Angleterre qu’on le retrouve. Il va en effet suivre à Oxford une très sérieuse formation à la philosophie occidentale qui lui permettra par la suite de trouver les mots et les concepts les plus à mêmes de transmettre à l’Occident l’enseignement traditionnel dont il est porteur.Á partir des années 70 il s’installe dans le « Nouveau Monde », d’abord aux États-Unis, sur la côte Est puis dans le Colorado avant de vivre les dernières années de sa vie au Canada. Très proche des écrivains et artistes de la Beat Generation (Allen Ginsberg notamment fut son disciple et ami et peut-être son maître en écriture) Chögyam Trungpa est une figure à part dans l’arrivée des Tibétains en Occident. Si son enseignement reste tout à fait traditionnel, sa présentation est complètement ancrée dans notre monde. Doté d’un véritable génie pédagogique, il a élaboré des outils de travail qui s’adressent aussi bien à ses disciples bouddhistes qu’à des artistes, acteurs, écrivains, thérapeutes, travailleurs sociaux. Bénédicte Niogret, pour France Culture lors de l'émission du 5 décembre 2004. voir aussi le site de Fabrice Midal : Prajna et Philia |
Source: http://www.vipassana.fr
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