Quelle éthique pour le 3ème millénaire ? Interview de Sa Sainteté le Dalaï-Lama à Lerab Ling Emission du 1er octobre 2000 Traduction orale de Matthieu Ricard |
A l'aube du 3ème millénaire, Sa Sainteté aborde un thème fondamental : "Est-il possible de mettre en place une éthique universelle, éthique qui serait applicable par tous, quels que soient les pays, les religions et les cultures". Sa sainteté souhaite donc que tout particularisme religieux ou culturel soit dépassé afin que tous les êtres puissent se reconnaître dans cette éthique qui serait basée sur des principes humains universels. Pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama, il s'agirait là d'une véritable révolution spirituelle. VB - Ce thème sera abordé sous diffèrents angles : l'éthique dans l'enseignement du Bouddha et l'éthique dans le monde laïc. Votre Sainteté, nous allons commencer par l'éthique dans l'enseignement du Bouddha. Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Si l'on veut définir la quintessence de l'éthique selon le bouddhisme, dans le meilleur des cas, il faut pouvoir apporter du bien aux êtres, mais dans tous les cas, ne pas leur faire du tort, ne pas leur nuire. C'est là le fondement de l'éthique, c'est cela qui définit l'éthique selon le bouddhisme. Et à la base de cela, à la base de cette intention de faire le bien si c'est possible et dans tous les cas de ne pas nuire, c'est à dire la non-violence, à la base de cela il y a bien sûr la pensée de la compassion, de l'amour altruiste. VB - Peut-on dire que la conduite éthique consitute en quelque sorte la base, le fondement, l'enracinement de la pratique sur la voie bouddhiste? Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Je crois que l'on ne peut pas répondre de façon unique. En fait ce n'est pas aussi simple que cela en a l'air. En effet, si le but ultime est bien de faire le plus de bien possible aux autres, d'apporter un grand bienfait à autrui, à tous les êtres, ilest cependant clair maintenant que nous n'avons pas cette capacité. Il faut donc la développer, et pour la développer de façon ultime, la meilleure chose à faire c'est de soi-même atteindre à l'Eveil, atteindre à la perfection de la bouddhéité. C'est seulement ensuite que l'on pourra effectivement accomplir le bien des êtres de façon immense. Il y a de nombreux facteurs qui vont contribuer à cette atteinte de l'Eveil. L'un est précisément cette discipline, mais il y a aussi la concentration (samadhi) et il y a également la connaissance, la sagesse. Dans ce contexte on voit donc que la discipline ou l'éthique est une branche, un facteur qui contribue à l'atteinte de l'Eveil pour le bien des autres, mais on ne peut pas dire non plus que c'est un facteur unique. C'est un facteur important mais on ne peut pas dire que cela constitue la base, le fondement unique même de la voie du bouddhisme. VB - Comment développer une discipline éthique? Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Il faut commencer par examiner les bienfaits d'une éthique correcte, d'une discipline ferme et les méfaits du contraire. L'absence d'éthique se traduit principalement par une conduite ou une manière d'être qui va nuire à autrui. Or nuire à autrui, c'est non seulement bien sûr faire le mal aux autres, mais c'est finalement semer les graines de notre propre souffrance. Nous devons être clairement conscients de cela afin de développer cette éthique. Etant conscients de cela, faire tout ce qu'il faut pour éviter que nous fassions sciemment du tort à autrui. Il y a un deuxième aspect à cela : cette pensée même de faire du tort à autrui, d'où vient-elle? Elle vient des émotions négatives, obscurcissantes qui affligent notre esprit, qui l'obscurcissent. Donc afin de développer une éthique correcte, il faut aussi œuvrer à amenuiser et finalement dissoudre entièrement, éliminer entièrement tous les facteurs mentaux négatifs, destructeurs, qui sont au fond de cet esprit. Cela, c'est quelque chose que nous devons faire par un processus de transformation intérieure et qui est la façon la plus fondementale de développer l'éthique. L'aspect le plus élevé de l'éthique, c'est aussi d'abandonner la pensée qui nous fait nous centrer entièrement sur nous-mêmes, de façon égoïste, qui nous fait rejeter, écarter ou éloigner les autres de notre pensée. Donc la forme la plus élevée de l'éthique, c'est de combler ce fossé qui nous sépare des autres afin que nous n'ayons plus cette notion égoïste entre nous et autrui. Afin d'accomplir le but ultime de l'éthique qui est d'apporter du bien à autrui, il faut être capable de développer de la tendresse, de l'affection, de l'amour envers autrui. Pour cela il faut donc d'abord prendre conscience de la faculté de tendresse qui est en nous, que nous avons par exemple à notre égard, à l'égard de notre bonheur et puis étendre cela à autrui et finalement penser que le bonheur d'autrui compte plus que le nôtre. VB - Donc, peut-on dire qu'il y a un aspect de l'éthique que l'on néglige souvent et qui est la conduite que l'on doit aussi avoir à notre égard, c'est à dire ne pas se nuitre comme c'est souvent le cas dans nos sociétés où il est beaucoup question de dépression, de haine de soi, de suicides ? Sa Sainteté le DalaÏ-Lama - Effectivement, cela peut-être un obstacle au développement de l'éthique parce que, afin de vouloir faire le bien d'autrui, il faut prendre exemple sur une notion de bien, de tendresse, d'amour que l'on doit avoir en soi ; c'est donc contradictoire avec l'idée de se haïr soi-même. On doit effectivement se rendre compte que nous souhaitons profondément atteindre le bonheur et que cela est justifié. Ce vœu fait que nous devons nous aimer nous-mêmes puisque nous souhaitons atteindre le bonheur et que nous espérons que nous l'atteindrons. Donc, c'est en reconnaissant ce sentiment en nous, que l'on peut prendre exemple sur ce sentiment pour pouvoir ensuite l'agrandir et l'éprouver à l'égard de tous. Une sorte d'amour de soi bien fondé est donc un lien avec l'éthique et l'amour altruiste, envers les autres. Il peut arriver, - pour une raison extrêmement importante et sérieuse, afin d'accomplir le bien des autres ou de sauver un grand nombre d'êtres d'un grand danger -, que nous soyons prêts à sacrifier notre santé, une partie de notre corps, voire même notre vie. Mais c'est quelque chose de très diffèrent. Il y a là un besoin impératif qui naît précisément de la compassion. Cela ne provient pas du fait que l'on se haïsse soi-même. C'est très diffèrent par exemple de quelqu'un qui est très déprimé, qui se hait lui-même et qui va commettre le suicide. Du point de vue du bouddhisme, commettre le suicide est un acte négatif très grave et donc cela n'a rien à voir avec le fait, dans des circonstances exceptionnelles, d'être prêt par compassion à donner sa vie pour sauver un grand nombre d'êtres. VB - Vous avez dit, Votre Sainteté, que l'esprit et la motivation étaient essentiels pour mettre en place une conduite éthique juste. Il est également dit dans les enseignements que "corps et parole" ne sont qu'au service de l'esprit. Dès lors quelle est la place du corps et de la parole dans la mise en place de cette conduite éthique juste? Sa sainteté le Dalaï-Lama - Il peut arriver bien sûr que nous ayions des actions ou des paroles qui ne sont pas vraiment intentionnelles, que nous fassions le bien ou le mal sans nous en rendre compte. Et là, il y a une action qui est accomplie effectivement mais qui n'a pas de répercussion du point de vue du karma. Mais en règle générale, la plupart des actes commis et les paroles exprimées sont sous-tendus par une intention, une motivation, soit de faire le bien, soit de faire le mal. C'est cette attitude qui va être la plus importante dans le domaine de l'éthique. Par exemple, si nous avons l'intention de nuire dans notre esprit et que simplement extérieurement, momentanément, nous nous réfrénons de dire des paroles dures ou de commettre des actes de violence, en fait nous avons ce désir de nuire à l'intérieur de nous et notre conduite est hypocrite ; il y a ici une contradiction entre notre pensée et nos actions. Ce qui compte vraiment du point de vue de l'éthique, c'est effectivement de développer une attitude parfaitement positive et altruiste. VB - Une phrase du Bouddha dit : "Nous sommes ce que nous pensons, avec nos pensées nous créons le monde". Pouvons-nous dire donc qu'une éthique juste va influencer le monde et en vertu de quels principes? Sa sainteté le Dalaï-Lama - C'est un problème complexe. Il y a toutes sortes de vues philosophiques différentes au sein même du bouddhisme. Il y a effectivement une école qu'on appelle école idéaliste, celle de" l'esprit seul", qui dit que bien que nous ayons l'impression qu'il y a un monde extérieur, en fait ce n'est qu'une projection de notre esprit : ces phénomènes qui apparaissent à l'esprit comme "objet" et l'esprit qui est le "sujet", en fait sont une seule et même substance. Il y a d'autres écoles dans le bouddhisme qui disent que le monde extérieur existe bien séparément de la conscience, donc ils sont diffèrents de nature, mais que la façon dont nous percevons le monde, par exemple si nous considérons un objet comme étant bon ou mauvais, beau ou laid, cela est en revanche une projection , une fabrication de notre esprit. La preuve en étant par exemple, que deux personnes pourront, l'une penser qu'un objet est beau, l'autre qu'il est laid. Donc là nous avons encore un autre point de vue. Si l'on envisage les choses à beaucoup plus long terme, en remontant à l'origine, à la façon dont nous percevons le monde, on dit que notre perception du monde pour une conscience humaine par exemple ou une conscience d'une autre forme, est le résultat de tout l'ensemble des karmas que nous avons accumulés pendant d'innombrables vies, que c'est ce karma qui en fait, fait que le monde extérieur nous apparaît d'une façon ou d'une autre. Donc, même si nous ne créons pas le monde maintenant, ce n'est pas seulement une projection présente de notre esprit, on peut dire que le monde tel que nous le voyons, en tant qu'être humain, est un reflet de toutes les expériences karmiques qu'a vécu notre conscience au fil de nos innombrables vies. Mais ce serait une façon extrême de voir les choses, que de dire "les choses n'existent nullement, ce ne sont que des projections de l'esprit". Là, ce serait vraiment tomber dans un extrême. VB - Parlons maintenant de l'éthique en relation avec la société, la politique, l'économie et la recherche médicale notamment. Quels sont les grands principes du mahayana qui pourraient servir de base de réflexion, de travail, par exemple à des économistes, à des politiciens, à des chercheurs si l'on voulait élaborer un code d'éthique applicable par tous, éthique qui résulterait bien sûr d'un consensus général ? Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Je crois qu'il y a des choses extrêmement simples et fondamentales qui sont des règles de toute éthique. La principale bien sûr, c'est notre attitude, notre attitude altruiste, car si notre attitude altruiste est vraiment au fond de nous-mêmes, et au fond de tous ceux qui exercent soit la politique, soit l'économie, soit la science, si leur motivation est véritablement de faire le bien d'autrui, naturellement ce qu'ils font se traduira, directement ou indirectement, à court ou à long terme par le bien d'autrui. En revanche, s'ils n'ont pas cette attitude altruiste positive, le désir sincère de faire du bien, à ce moment là, même s'ils exercent une activité qui est censée faire du bien, comme la médecine, alors cette activité peut se transformer en quelque chose de nuisible. Il y a une autre qualité qui est indispensable à l'éthique, c'est la rigueur, la justesse, la sincérité : avoir une attitude droite, juste et sincère. |
Dernière édition par le Lun 17 Déc 2007, 00:26, édité 1 fois
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